» C’était une tension intense, piquée dans la moelle épinière, agrafée au bas du cou. Une aiguille froide, lourde, alignant les os de sa colonne sur un tracé précis. C’était ce qui l’empêchait de reposer sa nuque, dos pressé contre support mais tête toujours haute, plantée comme un périscope. Un léger tremblement lui échappait parfois, trahissant la fatigue de ses muscles. Et se tenir convenablement, rentre ton ventre, met ton dos droit, cela lui devenait insupportable. Elle voulait hurler, fissurer à la force de son cri le bloc qui l’oppressait. Juste poser sa nuque contre un cousin ou même un mur, peu importe, support quelconque et se laisser aller. Elle y pensait, y repensait encore à l’heure de sortir, lorsque enfin hors de chez ses parents, loin des yeux qui la scrutaient, assise à sa table habituelle sur la banquette du salon de thé, elle se versait délicatement une tasse brûlante. Elle en rêvait avec délectation alors que dos plat, tête perchée sur son corps raide, elle s’appliquait à ne pas tâcher le napperon en dentelle blanche. Poser sa nuque, simplement. Elle y pensait sans cesse, à ce relâchement, ce merveilleux repos.
Se laisser gagner par la mollesse, envahir sans résister, y plonger et succomber. Elle y pensait lorsqu’elle découpait méticuleusement le speculoos au dessus de l’assiette en porcelaine, en quatre morceaux exactement -on lui avait si bien appris à le faire- tête effleurant le coussin mais n’osant pas le toucher. Elle pouvait en deviner l’épaisseur, la matière qui se tasse pour accueillir la raideur de sa chair. Elle y pensait toujours lorsqu’elle plongeait chaque petit morceau de biscuit dans le thé fumant. Franchir ces quelques millimètres et se laisser aller au contact moelleux sur sa nuque tendue, sur sa nuque éperdue, quand le biscuit chaud et tiède fondait sous sa langue. Elle y pensait encore, la chaleur du breuvage s’écoulant dans sa gorge, fermer les yeux enfin et se laisser gagner par la mollesse… Personne ne s’en rendrait compte, pensait-elle, personne, chavirement imperceptible de sa tête si lourde, tout son corps vers le repos, personne, personne ne pouvait voir ni même imaginer dans ce café bondé… Elle semblerait toujours droite, son corps rigide, ses mains demeureraient posées, paumes à plat, phalanges blanches sur l’osseux de ses genoux. Ses épaules seraient toujours solidement ancrées sur son buste, à peine pourrait-on remarquer si l’on y faisait attention -si l’on y prêtait une attention toute particulière- qu’elle avait curieusement les paupières fermées. Elle éprouvait une sorte de jouissance à se savoir ici sans que personne ne s’en doute, seule au milieu de tout ce monde, fondant son rêve dans le chahut ambiant, loin des yeux accusateurs, ces petits yeux qui l’espionnaient, la suivaient partout où qu’elle se trouve chez elle, quoi qu’elle y fasse ou veuille y faire.
La foule l’enveloppait, la berçait, l’aidant à s’échapper, entourée de visages inconnus sans une once d’hostilité. Elle y écoutait parfois les conversations extérieures, envoûtée par les voix anonymes déliant des bribes de leurs vies, par les rires éclatés les silences gênés, l’éloignant toujours plus un peu plus de ses propres frayeurs… Elle buvait son thé à petites gorgées, fruits de la passion, aujourd’hui, nouveau goût pour changer, et passion voilà qui ne manquait pas d’ironie. Elle eût un petit sourire gêné en passant la commande lorsque le serveur l’interrogeait du regard, elle se sentit même rougir mais ne voulut pas reculer, assumer alors que voix tremblante, timbre vacillant prêt à se rompre, elle choisit le parfum, passion en breuvage ambré. Seul moyen peut-être d’y tremper les lèvres, de s’en délecter. Elle buvait le nectar, obscure sensation de commettre la faute sans pouvoir résister, se rendit compte avec un frisson de plaisir -ou serait-ce d’inquiétude ?- que passion elle adorait, comme une palpitation entre les reins, une chaleur nichée au centre. Elle buvait lentement, surtout ne pas précipiter ni gâcher l’émotion. La passion diffusait ses saveurs tout le long de sa langue. Trente merveilleuses minutes dans ce salon de thé, entourée et heureuse. Trop peu, si peu mais déjà bien quand possible de s’échapper. Combien de stratagèmes échafaudés pour se soustraire à leur étroite surveillance ? Trouver les justes arguments, mensonges éhontés, endormir les soupçons. En choisir un, isolé, père ou mère, alors que l’autre est affairé, puis aller vite, très vite dans l’annonce. Pas trop abrupt ni innocent, prétexte d’un oubli au gymnase ou au lycée ou n’importe où, plus rien à foutre de la crédibilité. Pas la peine de vous déranger, je serais vite revenue, non non je vous remercie mais j’y vais seule, toute seule, promis moins d’une demi-heure et je serais rentrée. Puis sans laisser le temps de réagir ni d’avertir, se ruer dehors et courir, courir comme une folle à s’arracher les jambes tout le corps déboîté, et, en pleurant presque en hurlant presque, rire à cette poignée de minutes gagnées, trente minutes de liberté. Là et bien là, assise dans le salon de thé, posée juste au bord de son siège, dos bien droit, cheveux lissés, elle buvait la passion, doigts crispés sur les plis parfaits de sa jupe longue, genoux pressant l’un contre l’autre. Tandis que son corps se réchauffait, que la peur peu à peu s’estompait, elle se plaisait à imaginer, gorgée après gorgée, tout ce qu’il lui serait possible de faire si, pour une fois, une simple fois, elle se laisser aller à reposer sa nuque contre la banquette. Si cette fois là, enfin, depuis le temps qu’elle y songeait, elle se décidait à ne pas rentrer. »