La croisée des marelles, III


 

Il suffit de rentrer, il n’y a rien d’autre à faire. Le taxi repart. Le bruit de la rue disparaît. Plus rien. C’est fini. Le cliquetis des clefs dans la serrure signe que tout est terminé. Le froid, les paroles, les conversations vaines, vacuité des mots, des paroles, il n’était pas nécessaire d’entendre tout cela, non vraiment. On aurait pu s’en passer, éviter de croiser ces regards froids, neutres, éviter de répondre à ces sourires qui laissent les yeux immobiles, tous ces gens qui ne sourient que de la bouche, dont le visage ne s’éclaire pas, ne change pas le moins du monde, tous ces gens, inatteignables sous le masque social qu’ils se sont mis, et à tout prendre, en y réfléchissant bien, on préfère encore qu’ils ne l’enlèvent pas.

Maintenant, il reste à s’en défaire, à s’en laver, il reste à se plonger dans l’oubli et les vapeurs des rêves, il n’y a plus que cette étape à franchir pour se retrouver, seule, dans la nuit calme, sous la protection de l’obscurité enveloppante. Les yeux se ferment et se rouvrent. Fatigue. Le clignement se fait plus rapide. Se défaire de toutes les pesanteurs, à commencer par celle des vêtements, ils enserrent la taille, et les épaules, les pieds cambrés dans les talons hauts, redeviennent nus et retrouvent le sol, se défaire des entraves, de toutes les entraves, entre les deux, il y a les vapeurs tièdes, puis brûlantes de l’oubli, et les bouffées de vapeur des rêves. Lassitude. On abandonne ce jour sous l’eau chaude qui tombe comme une mousson, pluie immense, vers laquelle lever son visage nue, les traces de maquillage s’en vont, ce qui cache et ce qui révèle, ce qui marque les accents d’un visage rendu à ce qu’il est, l’eau coule, dans les cheveux qui s’alourdissent, la nuque, et le corps tout entier s’en enveloppe d’oubli et de chaleur, et de torrents brûlants. L’oubli coule sur soi, dans les replis de la conscience.

Bruit hypnotique. La douche sur la nuque. L’eau coule. Hypnose lente. Sur les épaule. Les images vagabondent. L’esprit passe de l’une à l’autre. Les liens se défont. Tous les bruits s’estompent, il n’est plus possible de rien percevoir, le monde se resserre sur cette frontière minuscule d’un nuage de vapeur chaude. Les impressions se défont. Plus rien ne lutte, tous les nœuds se défont. Hypnose lente et indifférente. Le bruit de l’eau ruisselle sur le corps nu, la vapeur d’eau remonte par vagues et se diffuse dans les pensées les plus incertaines, efface dans le miroir le monde environnant qui sans doute à son tour s’estompe. Au point que le miroir lui-même a renoncé à être autre chose qu’une nuée où parfois, hésitante, une goutte ruisselle. Condensation. La respiration est calme. C’est presque s’endormir, même si les lignes sont encore verticales. Hypnose.

Ce bruit, rien que ce bruit, des gouttes d’eau en myriade sur la peau nue, des myriades de perceptions minuscules, presque inconscientes, qui hypnotisent lentement. Il n’y a rien d’autre à faire, aperçu minuscule de l’infini.

Texte : Isabelle Pariente-Butterlin

Photo et son : Louise Imagine

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La croisée des marelles s’est nourrie d’échanges et de dialogues. Peu à peu l’idée en est née,  partage, réponses, Isabelle Pariente-Butterlin à l’écriture, et moi-même derrière l’appareil photo. Échanges à géométries variables, puisque, au gré de l’inspiration, textes ou photos se nourriront l’un l’autre… Quelque chose comme une proximité dans le regard porté sur le monde, une même ligne mélodique dans ce que nous en saisissons rendaient possible cette croisée des marelles. Nous avons eu envie qu’elle ait un espace pour se déployer au fil des rêves.

Une réflexion sur “La croisée des marelles, III

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