… je ne sais pas comment il arrive à lire, je n’arrive à rien faire, de toutes façons, je n’arrive à rien, en ce moment, pas seulement à lire ; dans ces compartiments, il n’y a pas assez… je ne sais pas pourquoi, je déteste cela, avoir quelqu’un en face de moi, ça suffit à me gâcher le voyage, même s’il a de beaux yeux, mais je déteste cela, impossible de rêver, il faut faire attention à l’endroit où tombe mon regard, je l’ai déjà trop regardé, alors que c’est juste que je n’arrive pas à lire… j’ai fait combien de kilomètres, cette semaine ? deux allers-retours à 980 km, ça fait presque 4000 et encore 420 aller, 420 retour pour aller voir mes parents, 4800, 4600 kilomètres en 10 jours… dire que je repars la semaine prochaine… toujours le même paysage, je l’ai vu combien fois, ce paysage, derrière cette vitre, je ne suis jamais descendue, le train passe, dans le paysage qui n’existe pas… l’air pressurisé, et rien du vent, il doit bien y avoir du vent, simplement parce que nous passons… je ne sais pas comment il fait, il n’a pas bougé depuis le début du voyage, il lit le journal, et même ça je n’y arriverais pas…
En descendant, en remontant, le même voyage, dans un sens puis dans l’autre, on devrait pouvoir cumuler les temps de voyage, voyager en dormant, on cumulerait des points, du temps de voyage, et puis après on gagnerait du temps, et comme ça, à la fin de l’année, il nous resterait du temps, et … les contrôleurs, qu’est-ce que j’ai fait de mon billet, je ne sais jamais où il est passé ?… bonjour… vite… en même temps, si je gagne du temps pour faire plus de voyages dans des Trains à Grande Vitesse, je ne vois pas trop ce que je gagne… Mon idée tourne en rond… un champ d’éoliennes ; il y en a une qui est cassée… hélices… je ne sais pas si c’est laid, ou si c’est beau. Tout le monde dit que c’est laid. Moi, j’aime bien. On se sent tout petit. C’est démesuré. Et calme. J’aimerais bien des champs d’éoliennes flottants en pleine mer … comme des tropes flottants (quel dommage que ça n’existe pas, les tropes flottants). Quelque chose comme le sourire du chat du Cheshire, suspendu dans l’air, qui s’efface peu à peu. Des éoliennes dans les vagues.
S’il s’en va, je serai un peu tranquille. C’est un peu caricatural, le journal, l’imperméable bien plié, même son journal et bien plié… il est un peu caricatural, je n’arrive jamais à lire un journal comme ça… le journal plié sur la poitrine sous la veste, pour ne pas avoir froid à vélo… le vent sur la poitrine, c’est drôle, cette vieille ruse de la guerre pour ne pas avoir froid, les mains crispées sur le guidon, et sur la poitrine, le journal bien plié, glissé dans la veste. Drôle qu’elle m’ait dit ça pour que je n’aie pas froid, quand je descends l’avenue, le nez au vent, à toute vitesse, je me souviens parfaitement de l’impression de liberté que la vitesse à vélo me faisait, dans les étés, quand je descendais le petit raidillon… en fait, ce n’est pas que je m’en souviens, c’est la même, la même liberté, seulement à vélo, dans le vent, face au vent, plein vent ! … Parfois, en été, les feuilles suffisent pour faire une chaleur douce sur les jambes. Je n’en peux plus de ce voyage ; je l’ai fait combien de fois ? 25 allers-retours par an, depuis 10 ans, 500 fois… j’aurais préféré ne pas y penser, tiens. 1500 heures dans le train… pendant combien de temps encore, j’aurais passé combien de temps de ma vie dans le train ? Combien de temps de ma vie à faire autre chose que ce que je voudrais faire ? Combien de temps à oublier cette question.
Texte : Isabelle Pariente-Butterlin
Photo et son : Louise Imagine
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La croisée des marelles s’est nourrie d’échanges et de dialogues. Peu à peu l’idée en est née, partage, réponses, Isabelle Pariente-Butterlin à l’écriture, et moi-même derrière l’appareil photo. Échanges à géométries variables, puisque, au gré de l’inspiration, textes ou photos se nourriront l’un l’autre… Quelque chose comme une proximité dans le regard porté sur le monde, une même ligne mélodique dans ce que nous en saisissons rendaient possible cette croisée des marelles. Nous avons eu envie qu’elle ait un espace pour se déployer au fil des rêves.