La croisée des marelles, VIII


 

 

Non, ne dis rien… ne me dis pas d’où vient cette image, j’ai vu d’ailleurs que tu en avais d’autres, ne me dis pas comment tu as fixé (et par quels procédés, je me le demande, mais ne réponds pas à cette question muette, suspendue dans mes phrases) des entremêlements aussi intimes de mes rêveries profondes sur la surface tactile de mon écran, ils me sont arrivés par courrier électronique, j’ai ouvert l’enveloppe symbolique sans me douter un instant de la perturbation du rythme diastole systole qu’un seul clic de ma main allait provoquer dans mon cœur…

Peut-on raisonnablement s’attendre à recevoir par mail une image de ses souvenirs, rêvés, entremêlés, comme autrefois la superposition, sur les portraits de famille, de quelque visage dans une scène où il n’était pas, où il ne pouvait pas être, sur ce point là il n’y a aucun doute, mais, distraite, la main n’avait pas fait avancer la pellicule, et alors se superposaient dans les images mentales deux scènes disjointes dans le temps et dans le monde, extension du monde, soudain resserrée dans l’espace de l’image ? Alors la main, une autre, sans doute, toujours aussi distraite, ouvre sans y penser le dossier, et le rythme se trouble. Saisissement.

J’entrevois quelques bribes du procédé, je puis admettre que la profondeur de mes rêves les ait imprimés sur ma pupille, que les images ainsi produites, en retour, se soient entremêlées aux regards que je projette parfois sur la vitre du train, quand il traverse la nuit et que plus rien ne se perçoit que l’attente de celui-qui-regarde, sans qu’il puisse saisir rien dans la nuit. Mais tu n’étais pas là, alors comment l’as-tu saisi ?

J’ai vu ces deux lieux du monde, dans lesquels me reconduisent mes rêves … je les ai vus… mais je suis certaine, absolument certaine, que tu n’étais pas avec moi, j’étais enfant alors, et les décorations illuminées faisaient scintiller mes rêves, les soulignaient dans le monde, je ne savais pas encore tout ce qu’elles supposent de transactions matérielles, je n’en savais rien, et il n’y a plus moyen de les retrouver ailleurs que dans d’autres yeux, sous un autre regard. Et tu n’étais pas là. Et puis, beaucoup plus tard, c’était un autre monde, un autre lieu, j’allais pour un colloque à l’autre bout du monde pour quelques jours, comment as-tu fixé sur l’image photographique que tu as prise cette bribe de mes rêves à laquelle je ne cesse de revenir ? J’en conviens, je ne dormais pas, pendant cinq nuits je n’ai pas dormi, cela a aiguisé mes sens, mais n’a provoqué aucune erreur, aussi puis-je être absolument certaine que les deux lieux que tu as photographiés ne sont pas superposés dans le monde … et voilà que, sans me prévenir, tu les fais ressurgir d’un passé sans espace ni temps et tu m’inventes un lieu…


Texte : Isabelle Pariente-Butterlin

Photo et son : Louise Imagine

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La croisée des marelles s’est nourrie d’échanges et de dialogues. Peu à peu l’idée en est née, partage, réponses, Isabelle Pariente-Butterlin à l’écriture, et moi-même derrière l’appareil photo. Échanges à géométries variables, puisque, au gré de l’inspiration, textes ou photos se nourriront l’un l’autre… Quelque chose comme une proximité dans le regard porté sur le monde, une même ligne mélodique dans ce que nous en saisissons rendaient possible cette croisée des marelles. Nous avons eu envie qu’elle ait un espace pour se déployer au fil des rêves.


2 réflexions sur “La croisée des marelles, VIII

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