La croisée des marelles, XII


 

 

Cours !

Même s’il manque le bruit de tes pas … tu sais, ce crissement si souvent entendu qu’il suffirait presque de fermer les yeux pour pouvoir le retrouver, dans les ressacs secrets de la vie intérieur, où s’est imprimé, presque photographiquement, le crissement de ta course sur le sable, qui, en direction de la mer, soulève de minuscules gerbes d’étoiles, alors qu’étonnamment, elle ne produit pas le même crissement tendre dans le sol, mais un bruit un peu désabusé et las, qui est celui des pas que tu emploies pour revenir, et auxquels tu imprimes une autre sonorité. Pour un peu, il suffirait de fermer les yeux pour le percevoir. Il y a des dissymétries surprenantes, parfois, dans ton monde, des dissymétries insoupçonnables, absolument improbables, et je te soupçonne d’y prendre un malin plaisir, de déjouer les centres et les axes de symétrie pour instaurer des rêveries plus profondes et plus lointaines que les miennes, qu’une forme classique comme l’enroulement infini d’un coquillage nacré et hérissé, aussi hérissé qu’il est nacré, est venue désabuser.

Alors pourquoi ce très léger crissement manque-t-il ? Comme il devrait suffire de fermer les yeux pour entendre le bruit de roulement des vagues, ressassements des vagues, et les milliers de coquilles, et les milliers de fragments de coquilles qu’elles soulèvent, à chaque instance d’elles revenue, les milliers de fragments de coquilles qu’elles soulèvent et qu’elles rabattent sur le sable du rivage, sur cette zone très particulière, toujours la même, qu’il faut traverser avant d’entrer dans l’eau et qui est si rugueuse sous les pieds nus, quand les beaux jours reviennent ? Cours ! Le vent souffle et emmêle tes cheveux, et il a ce souffle immense et froid, dans les beaux jours, qui ferait presque pleurer mes yeux, et qui rougit tes joues … alors pourquoi, à présent, dans ce recoin feutré où je me suis repliée, cette respiration profonde du monde n’est-elle pas perceptible ?

Cours … ne t’arrête pas, ne t’arrête pas de courir dans mon souvenir, viens prendre place au creux de l’hiver sur l’écran de mon ordinateur… pourquoi mes souvenirs sont-ils aussi lumineux dès que tu y passes et soulèvent-ils le voile du réel brumeux que l’hiver a fait tomber sur nous ?

Je regarde encore une fois cette image de toi… je voudrais tant, l’espace d’un instant, retrouver dans le déroulement de mes phrases, quelque chose de ta présence, et de la légèreté de ta course sur la surface du monde, et de cette chambre d’hôtel où j’écris, il n’y a rien qui ne s’oppose point par point à ce souvenir de toi. Les phrases s’enroulent et se déroulent, tournent autour de mes souvenirs, et de mon insomnie, et elles ne parviennent pas, en dépit de leurs circonvolutions, à dérouler ce mouvement ample des galaxies qui est celui-là même du soulèvement du sable sous tes pas, l’un après l’autre, l’un puis l’autre, elles ne parviennent pas à retrouver le bruit profond et doux que fait ta course, il n’y a rien, que le cliquetis de mon clavier, le cliquetis de mes doigts sur le clavier, la projection sur l’écran (la phrase avance, signe à signe, certes, elle avance, il est indéniable que la syntaxe imperturbable soutient toute chose de ce monde) de ma conscience de toi, la projection de ma conscience de moi te regardant, de moi te cherchant dans le souvenir de mes regards sur toi, tout cela est froid et glacé comme ce vent d’hiver que la fenêtre ancienne et disjointe ne parvient pas à arrêter.

Et pourquoi, alors, ta présence simplement évoquée réussit-elle cet enroulement du monde qui met toute chose à sa place, alors que les trésors froids de la rationalité ne font que les disposer en un ordre, silencieux et méprisant, qu’il est impossible d’habiter seulement ?

Texte de :  Isabelle Pariente-Butterlin


Traces…

Nos pas sur le sable sec croisent ceux de tant d’autres. À droite, les empreintes lourdes de chaussures à crampons. Devant, la course aérienne d’un chien s’ébrouant follement. À gauche, les pattes frêles d’une mouette en quête de nourriture. Je ne me lasse pas de ces  étranges trajectoires, pistes entrelacées qui nous rapprochent insensiblement du rivage. De ton côté, tu cherches les coquillages, te baisses lorsque tu en trouves un à ton goût, le caches bien au creux de ta paume comme le plus précieux des objets… Concentrée, les sourcils froncés, tu t’adonnes entièrement à ta tâche, la quête n’est pas aisée, le choix s’avère délicat. Combien ton poing serré peut-il en contenir ? Quatre ? Cinq ? À peine… Vent frais contre ta joue rosée. Le duvet fin et doré de ta nuque se soulève avec grâce, hésitation entre ciel et épaules, immobilité furtive et miraculeuse, puis le scintillement reprend, vent et soleil jouent à te chatouiller.

Je reste un pas derrière toi. La courbe ronde de ta joue se dessine dans la lumière, battements de tes grands cils pour chasser le sable en suspension. Au loin, la musique du manège hachée par le vent… Au loin, les cris des enfants qui jouent au ballon… Au loin, les rires d’une bande d’adolescents venus déjeuner devant la mer… Tout d’un coup tu t’agenouilles, intriguée par un détail. Rien peut-être, une poussière, un miroitement particulier. Tes petits doigts cherchent, creusent et découvrent. Fièrement, tu brandis devant toi une minuscule coquille blanche, lisse, translucide. Un nacre délicieux, juvénile et irisé. Les mains pleines à présent, tu avances à pas pressés vers le rivage, tu cours presque, puis soudain, tu t’arrêtes, tes semelles dans l’eau. Un immense sourire sur le visage. Je voudrais te dire de reculer, que tes chaussures sont mouillées, que tu vas attraper froid et que ce n’est pas la bonne saison pour se baigner, mais les mots restent coincés au creux de ma gorge, certitude vibrante qu’ils seraient déplacés. Les vagues venant se briser sur tes chaussures, elles-mêmes, ne semblent pas te déranger. Tu te mets à parler, voix douce et chantante. Je ne comprends pas. Tu parles, sans que je ne puisse en percevoir le destinataire, tes mots s’enchainent, fluides en une envoûtante mélopée. Et peu importe s’il elle n’a aucun sens pour l’adulte que je suis, elle ne m’est pas adressée. Tes bras s’agitent un peu puis se calment, ta voix devient plus grave et apaisée… Avec une infinie délicatesse – une délicatesse que je ne croyais pas possible pour une enfant de ton âge – un à un, solennelle, tu jettes à la mer les merveilleux coquillages que tu avais si chèrement glanés.

Fascinée, retenant inconsciemment mon souffle, je te regarde faire, témoin privilégié de je ne sais quel rituel précieux effacé de ma mémoire, inondée par la beauté éblouissante de ce que tu accomplis.

Texte, photo, son  :  Louise Imagine

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La croisée des marelles s’est nourrie d’échanges et de dialogues. Peu à peu l’idée en est née, partage, réponses, Isabelle Pariente-Butterlin à l’écriture, et moi-même derrière l’appareil photo. Échanges à géométries variables, puisque, au gré de l’inspiration, textes ou photos se nourriront l’un l’autre… Quelque chose comme une proximité dans le regard porté sur le monde, une même ligne mélodique dans ce que nous en saisissons rendaient possible cette croisée des marelles. Nous avons eu envie qu’elle ait un espace pour se déployer au fil des rêves.

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