La croisée des marelles, XVII


 

La croisée des marelles, XVII

Le sol est très indifférent et indifféremment, je veux dire : avec une indifférence affichée, revendiquée, il attend les pas des clients, les premiers qui ne manqueront pas de venir. Ils ne peuvent pas manquer de venir dans ce monde colorisé, chatoyant, vers lequel spontanément la main se tendrait. Je ne sais pas où ils sont, je ne les vois pas, ils sont sortis, ils ont disparu du cadre, d’ailleurs, les vendeurs aussi, ou les vendeuses, les clientes, où sont-elles ? Pourquoi ne sont-elles pas dans ce monde fait pour elles, conçu pour elles, qui appellent leurs pas, leurs paroles, leurs attentes, leurs désirs, à l’infini, dans la démultiplication des possibles, demandez-moi ce que vous voulez Madame, dîtes-moi, que vous faut-il ?

Monde féminin, pensé comme tel, rangement, courses, panières, paniers, entassements, empilements, l’intérieur, l’ordre, l’empilement, tenir, avoir, garder son intérieur, et que ce soit joli, être une ménagère, une bonne ménagère, une ménagère de moins de cinquante ans (que devient-on le jour de son cinquantième anniversaire ? on sort des statistiques, certes, mais on sort aussi du monde, on est éjecté, on ne compte plus, on disparaît ? j’attends cela avec impatience, et je crains d’être déçue comme par tous les mystères que j’ai voulu percer un jour… ils résistent mal, ces mystères de pacotille, comme ces paniers de paille tressé ne tiendront pas très longtemps, les couleurs vont faner, pour l’instant, c’est joli, ça ne le restera pas longtemps, évidemment, je sais, j’ai l’habitude).

Mon dieu, je déteste ce mot, mais il faut l’avouer, c’est joli. Oui, c’est joli.

Pour un peu, je sentirais la colère poindre en moi. Car c’est bien un monde féminin, pensé comme tel, affiché tel.  Les panières colorées, les entassements de couleurs, de rayures, de couleurs, de formes de paniers, on ne vise pas l’utile, ni l’utilitaire, ni même le nécessaire, on n’ira pas à l’essentiel, on choisira des ornements, du maquillage, des fards, il faut des couleurs pour se faire jolie, dessiner son regard, souligner sa taille, orner ses ongles, et des couleurs, boucles d’oreilles, colliers, paillettes, pacotilles, comme pour faire le marché, c’est bien connu, pour faire le marché, ou pour empiler des fruits dans une coupe, il faut des décorations, des fleurs, des motifs, des rayures. C’est absurde.

J’ai envie que tout cela s’effondre, ça ferait un joli désordre, tiens !

Il faudrait au moins un effondrement pour me faire rire, il faudrait que tout cela s’effondre, quand nous prendrons le petit panier violet, tout en bas de la pile, pour le confier aux mains tendues de l’enfant minuscule, pour qu’il y mette des framboises, dans le jardin, cueillies écrasées écrabouillées de sa main maladroite, et qu’il les rapporte dans la cuisine ouverte sur le monde, il faut des couleurs, des rayures, des bigarrures, sans quoi son visage minuscule va se rembrunir, se crisper autour d’une déception grandissante, et assurément, il ne voudra pas. Alors le monde se penche sur l’enfant, minuscule et exigeant, fournit des formes, des couleurs, des nuances, des sacs, des panières, et je ne sais pas pourquoi, mais avec ce monde, je me sens capable de me réconcilier.

Surtout quand toute la pile s’effondre.

Texte  :  Isabelle Pariente-Butterlin

Photo et son :  Louise Imagine

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La croisée des marelles s’est nourrie d’échanges et de dialogues. Peu à peu l’idée en est née, partage, réponses, Isabelle Pariente-Butterlin à l’écriture, et moi-même derrière l’appareil photo. Échanges à géométries variables, puisque, au gré de l’inspiration, textes ou photos se nourriront l’un l’autre… Quelque chose comme une proximité dans le regard porté sur le monde, une même ligne mélodique dans ce que nous en saisissons rendaient possible cette croisée des marelles. Nous avons eu envie qu’elle ait un espace pour se déployer au fil des rêves.

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