1/ Tu vois les lignes ? Les parallèles ? Tu as vu ?, tu as vu comme elles font semblant de se rejoindre. Pour un peu, on croirait qu’elles se referment, qu’il n’y a pas d’horizon, que ça ne passera jamais. Pour un peu, on y croirait.
Mais moi je n’y crois pas. Ce monde est n’importe quoi. Il te fait croire que tu es enfermé, il veut te faire croire, contre toute certitude mathématique, j’ai les Éléments d’Euclide en main, je les ai lus, je les connais, si ça ne suffit pas, il veut faire croire, faire accroire, faire penser, que les parallèles se rejoignent. C’est n’importe quoi. J’en ai assez de ces impostures.
Alors les conséquences on les devine. Si les parallèles effectivement se rejoignent, il n’y a rien d’autre à faire qu’étouffer, se recroqueviller, se replier lentement, replier ses jambes, les remonter contre soi, replier, refermer ses bras en position fœtale pour pleurer dans un coin, par terre, à même le sol, s’il ne tremble pas, si on peut se confier à lui, s’il y a encore quelque chose au monde en quoi on puisse avoir confiance, mais quoi ? En quoi avoir confiance ? C’est la question, je n’ai toujours pas trouvé. Pour un peu, il te ferait croire sans vergogne que c’est ça qui t’attend, que c’est ton avenir, tout tracé, tu vois ?, tout est fermé, allonge toi et pleure, attends que ça passe, ça passera, de toute façon il n’y a pas d’espoir il n’y a aucun espoir. Replie toi dans un coin de ce monde qui n’est pas fait pour toi et pleure.
2/ Regarde. Ce n’est pas exactement ça. Regarde. Ouvre les yeux. Si tu ouvres les yeux, ça donnerait ça, ça donnerait ça, si tu ouvrais les yeux, regarde, simplement regarde. Tu es dans un cauchemar mathématique. Mais ce n’est pas que cela. Regarde la blondeur des herbes folles. Regarde. Seulement cela, rien que cela : la blondeur des herbes folles. Elles ont le même éclat que les cheveux de cette enfant. Cette toute petite fille. Tu tiens sa main. Sa main dans la mienne. Regarde les herbes folles. Elles sont blondes et dorées. Elles sentent l’été et la légèreté et la vie.
Sors de là. Sors de ta nuit mathématique. Si tu t’enfonces encore un peu plus loin en elle, on va te perdre dans un fractal, on ne te retrouvera pas dans ses méandres compliqués. Tu pars trop loin, trop vite, je ne te suis pas. Tu sais, moi, les fractals, je ne sais pas les construire, je ne les ai pas en tête. C’est trop compliqué. Regarde. Les herbes que le vent caresse. Les nuages qui ne sont rien, que des promesses de chaleur dans le jour infini.
La main ronde et imprécise, ronde et enfantine, imprécise et tendre, se tend, c’est vers moi qu’elle se tend, elle me tend un petit bouquet maladroit d’herbes blondes, graminées fragiles et inutiles, elle est là, devant moi, moi perdue dans ma nuit transpercée transperçante, je n’ai rien à faire, je la prends dans la mienne, et elle me ramène très doucement dans l’épaisseur accueillante du monde.
Texte : Isabelle Pariente-Butterlin
Photo et son : Louise Imagine
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La croisée des marelles s’est nourrie d’échanges et de dialogues. Peu à peu l’idée en est née, partage, réponses, Isabelle Pariente-Butterlin à l’écriture, et moi-même derrière l’appareil photo. Échanges à géométries variables, puisque, au gré de l’inspiration, textes ou photos se nourriront l’un l’autre… Quelque chose comme une proximité dans le regard porté sur le monde, une même ligne mélodique dans ce que nous en saisissons rendaient possible cette croisée des marelles. Nous avons eu envie qu’elle ait un espace pour se déployer au fil des rêves.
Les criquets que j’entends…ils sont sur la route ? J’aime les sons d’une nuit et suivre la route qui me mène jusqu’ ici pour lire, entendre et voir. Les parallèles ne se touchent jamais…mais toujours la petite main qui nous ramène. Merci encore à vous deux !