La croisée des marelles, XXVI



– Tu as vu ?
– Quoi ?
– Ça se perd !
– Tu plaisantes ?
– Non : pas du tout.

Ça peut pas se perdre, c’est pas possible. Des parallèles électriques se perdraient, iraient se perdre, s’en iraient et se perdraient ? C’est pas possible. Les possibles du monde, je les connais, ce n’est pas toi qui vas me les apprendre. Rien ne se perd. Tiens, même dans ces forêts inextricables, rien ne se perd. Imagines : tu tombes en poussière au pied d’un arbre, tu t’effondres, tu n’anéantis, tu pourris, c’est pas immédiat, évidemment, mais ça va plus vite qu’on ne croit, on n’est pas grand chose, eh bien, ce n’est pas plus grave que ça, tout compte fait : tu te retrouves assez rapidement en fleur tropicale à six mètres du sol. Pas le temps de comprendre ce qui t’arrive, ni d’aller effrayer qui que ce soit, pas le temps de te venger des petites misères de cette vie et hop ! Ni vu ni connu : tu te retrouves en fleur tropicale à te balancer à six mètres du sol.

– Non, je disais : y a du brouillard.
– Oui, ça …

C’est sûr, du brouillard, il y en a. Et encore, tu n’as rien vu. Rien du tout. Pourquoi éprouvent-ils toujours le besoin de dire les évidences ? Ils les voient pas ou quoi ? Si on passe son temps à dire les évidences, on n’aura jamais le temps de rien d’autre. On pourrait passer son temps à ce compte-là à dire l’essentiel de ce qu’on voit là, étalé sous nos yeux, dans le paysage. Vas-y toi, vas-y, compte-les, les gouttelettes des nuages, une à une, vas-y, invente un peu un espace vectoriel pour les placer les unes par rapport aux autres, et puis  tiens, dénombre les feuilles, pour voir, et les nervures, les nuances de vert, et je te parle pas du monde minéral, des striures des roches, des gravillons du chemin, tous ces petits scrupules qu’ils n’ont même pas. Je comprends pas ce qu’ils font. Je comprends même pas à quoi ça leur sert de parler, tout ça pour ajouter une ligne de commentaire à une photo. La légende, quoi. Le problème,
c’est que la légende, ils feraient mieux de la taire. Ils feraient mieux de se taire, et de ne pas ajouter de commentaire, tiens.

– C’est dingue…
– Quoi ?
– Cette végétation …

C’est pas possible. Comment les faire taire ? Je vais le balancer dans le ravin. On y perdrait quoi ? Je vois pas ce qu’on y perdrait. Il ferait une fleur tropicale tout à fait acceptable. Je le balance dans le vide, et hop !, quelques années plus tard, il se retrouve en fleur tropicale à six mètres du sol. Finalement, il y gagne. Si on ne l’aide pas un peu, il ne prendra jamais de la hauteur. C’est une chance inespérée pour lui. Plus tard, il me remerciera.

– Qu’est-ce que tu fais ?
– Une petite pause. Pourquoi ?

Texte : Isabelle Pariente-Butterlin

Photo : Louise Imagine

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La croisée des marelles s’est nourrie d’échanges et de dialogues. Peu à peu l’idée en est née, partage, réponses, Isabelle Pariente-Butterlin à l’écriture, et moi-même derrière l’appareil photo. Échanges à géométries variables, puisque, au gré de l’inspiration, textes ou photos se nourriront l’un l’autre… Quelque chose comme une proximité dans le regard porté sur le monde, une même ligne mélodique dans ce que nous en saisissons rendaient possible cette croisée des marelles. Nous avons eu envie qu’elle ait un espace pour se déployer au fil des rêves.

Une réflexion sur “La croisée des marelles, XXVI

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