L’échappée belle, II


Rien que cela : du sable. Rien que du sable. Du sable. À perte de vue même si le rayon du cercle de ce qu’il voit est minuscule. DU sable. Il ouvre les yeux, allongé sur le sable, et il constate que le rayon de ce qu’il voit, à présent, est réduit à l’extrême. Alors à perte de vue, c’est très vite perdu. Vraiment très vite. Presque rien. Premier éclair de conscience. Et très près, à perte de vue, presque rien, rien que du sable. Et le bruit de la houle.

Termes de masse, disait Quine. On commence par là, par ça, les termes de masse, quand on apprend à parler. Hypothèse folle, sur les débuts du langage. Enfin, il disait qu’on commençait par là, je n’en sais rien, mais j’aime bien l’idée. On regarde le monde : on regarde le monde, immense, on s’aperçoit qu’il est immense, et on tente les hypothèses les plus vastes, les plus folles, parce que le saisir est un effort. Effort intense, d’abstraction, au ras de l’eau, au ras de la conscience. La conscience, en prise avec le monde, qui s’accroche à lui, le retient, et immense, identifie l’eau. De l’eau. Du sable. Termes de masse. On regarde le monde. On essaie de le saisir. Dans les mots, dans les termes, termes de masse, les plus vastes possibles, l’effort est intense, on n’en accomplira pas de plus violent dans la pensée. Le langage, aussi vaste que le monde. Le monde pèse, immense. S’ouvre : immense. Ulysse, plongé en lui. Notre conscience, plongée en lui. Immense.

Toute l’eau qu’Ulysse a traversée, infinie, dans laquelle il n’était qu’un point de conscience minuscule, et le moment qu’il a traversé, où il a décidé, dans la fureur d’Apollon, où il a décidé, c’était absurde, complètement absurde,   je ne comprends pas comment il a pu prendre une telle décision, cette décision était absurde, de lâcher son bateau, sous la fureur d’Apollon, de tout abandonner, la fureur d’Apollon le poursuivait, d’abandonner le dernier bout de bois, le dernier morceau, qu’il avait assemblé de ses mains, et seul, ainsi, dans l’eau, immense, immense : tout ce qu’il a traversé, l’immensité qu’il a traversée, seul. Il est impossible d’y penser. Ulysse, sur le dos immense de la mer, seul, nageant, épuisé, s’épuisant

revient sur le rivage. Sans qu’il soit possible de comprendre comment. Moi, je ne comprends pas, ni la décision qu’il a prise, de tout lâcher dans la tempête, contre toute évidence, ni comment il savait qu’il avait raison d’agir ainsi, et encore moins comment il a pu nager ainsi des jours. Ni lui non plus. Il ne comprend rien. Assurément. Il ne comprend rien. Il ouvre les yeux et il voit seulement ça. Seulement ça, rien d’autre. Rien d’autre que ça. Du sable.

Texte : Isabelle Pariente-Butterlin

Photos : Louise Imagine

4 réflexions sur “L’échappée belle, II

  1. Mon commentaire sera un témoignage de dents de lait comme natif du bord de plage.

    Je me souviens que ma première découverte du sable – son atomisme constitutif- fut presque une source de malaise tellement elle me renvoya à l’infini, à l’impossibilité qui était moins de dire que de compter.
    J’imaginais la torture d’un chiffre unique à découvrir, gigantesque, qui résumerait la plage visible, pensant que ce nombre était la clef de l’univers.

    Alors j’envisageais un décompte méticuleux des grains de sable dans ma minuscule poignée d’enfant, puis d’imaginer le nombre de ces mêmes poignées nécessaires à tenir l’estran tout entier. Mais, après avoir prononcé à voix haute un fatidique trente-sept, produit de l’énumération du recèle de mon petit ongle, une lassitude et un agacement d’apothicaire enragé prirent le pas sur ma résolution scientifique. Comme ressentant une brûlure subite au creux de la main et d’un geste rapide, nerveux et incontrôlé du bras, dans une ruade du coude je fis disparaître en un instant dans ma bouche entrouverte, encore étonnée, les calculs et tous mes espoirs de compréhension du monde par les chiffres.

    Alors, je me mis mécaniquement, curieux et dépité à croquer le sable comme pour le réduire encore et le liquéfier, l’anéantir. J’ai vite compris de crissements en crissements des minuscules grains de silice résistants sous la dent, inaltérables, d’où venait l’écume de mer, soit du bord des lèvres des petits enfants ne sachant pas compter mieux que trente-sept. Puis j’ai craché longtemps un peu suffocant avant de me faire admonester puis frotter la langue avec un tissu rêche de sel, il me semble. Ce fût comme un baptême.

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