Vases Communicants de mars 2012, par Christine Zottele


« Le premier vendredi du mois, chacun écrit sur le blog d’un autre, à charge à chacun de préparer les mariages, les échanges, les invitations. Circulation horizontale pour produire des liens autrement… Ne pas écrire pour, mais écrire chez l’autre. » Vases Communicants

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J’ai le bonheur d’accueillir ici-même Christine Zottele, pour ces vases communicants de mars 2012.

Le thème : Carnet de voyage (imaginaire), chacune choisissant une ville qu’elle n’a jamais visitée pour s’y inventer un voyage, un itinéraire et s’y laisser emporter…

Un grand merci à Christine pour s’être laissée entrainer dans cette aventure et pour m’avoir accueilli chez elle, à Rome…

Merci également à la merveilleuse Brigitte Célérier, qui nous permet de ne rien manquer des autres échanges de ce mois-ci.

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Dans l’avion.

Voilà, le voyage s’achève. Dans douze heures de voyage Paris retrouvé, Tokyo libérée de ma présence. Alors, peut-être, je commencerai à digérer.

Je feuillette le petit carnet de voyage acheté avant de partir. Peu de choses inscrites : le nom de quelques lieux incontournables, des photos découpées dans des prospectus, des boîtes d’allumettes et tickets de musées collés, quelques dessins maladroits et puis cette première page avant de partir, avec les raisons de ne pas partir. Peur de l’avion, peur du nucléaire, peur des séismes et de me retrouver enterrée vivante (cette image obsédante en plein jour – ce n’est pas celle d’un rêve nocturne-  d’un monticule dans lequel je suis enfoncée à mi-corps, mais à l’envers de Winnie d’Oh les beaux jours, la tête enfouie et les jambes s’agitant en l’air) et les scrupules à voyager en pleine crise. Ces derniers ont vite été balayés, les peurs aussi d’ailleurs, avec un balai aux poils durs nommé sentiment d’urgence. Jamais en effet,  je n’ai eu la sensation aussi aigüe que mon temps était compté. Rien de grave, enfin, à ma connaissance (évitant les maladies autant que les médecins), c’est simplement que je m’éparpille trop. Même les remèdes habituels, la photo, la lecture ou l’écriture, ne suffisent pas à me recentrer. J’ai décidé de faire une chose de la fameuse liste –les dix choses à faire avant de mourir et qui, superstitieusement, n’ont jamais été écrites sur papier- qui se modifie au fil des ans mais ne se réduit pas.

Au moins pourrai-je biffer faire quelques pas sur le continent asiatique, même si Tokyo, n’en est que l’ongle du petit orteil. Certes, en une semaine, je n’aurai pas évité les clichés même si j’ai essayé de voyager léger (un seul petit guide touristique, aucun texte d’auteur japonais, juste mon vieux Shakespeare…). Sans Israël Kangoon, j’aurais pu revenir déçue de ce voyage. Il a presque effacé tout ce que j’ai vu et ressenti avant sa rencontre. D’emblée, pourtant, j’ai pris goût à la ville verticale autant qu’à l’horizontale, et quand on croise les fils, ça donne un très beau tissu  pour un costume de kabuki ou un un texte tissé de fils essentiels. Que j’écrirai un jour peut-être. Pas maintenant. Quant aux photos –  prétexte officiel de ce voyage – elles forment un diaporama mental plus que numérique. Mon appareil contient très peu d’images, et pas des plus originales. J’ai gratté le ciel en haut de la mairie-cathédrale de Tokyo mais le kami n’a pas eu l’air d’apprécier et moi qui ne prie jamais, j’ai dû supplier Amaterasu, la déesse du soleil de calmer son frère le temps de prendre une ou deux photos. Les photos de chats, prises au cimetière de Yanaka dans lequel  je cherchais la tombe de Natsume Sôseki me touchent particulièrement ; l’image de Plus-qu’une-oreille me rappelle la rencontre d’Israël Kangoon. Allez, je vois bien que je ne parviendrai pas à  parler de ce voyage tant que je n’aurai pas évoqué cet homme aussi improbable que son nom.

N’ayant pris aucune photo, je ne peux même pas prouver son existence. Pourtant je n’ai pas rêvé. C’était hier ou avant-hier, en fin d’après-midi. Je déambulais dans les allées de ce cimetière, essayant de repérer la tombe de l’auteur de Je suis un chat. Prenant tous les chats errants comme des signes sinon des réincarnations de Sôseki, je me mis à observer ce drôle de chat qui avait dû « se rincer la bouche avec une pierre et faire de la rivière son oreiller ». J’étais loin du bar à chats, Calico, où j’avais eu la tentation un moment de louer un chat pour palier mon manque de caresses (à donner). Celui-ci me fixant d’un œil mauvais semblait sur le point de déguerpir quand à mon appel, il a tourné dans ma direction l’oreille indemne. J’ai continué à parler – en fait j’ai récité l’un des poèmes de Baudelaire « … retiens les griffes de tes pattes » – et il s’est approché. J’allais à mon tour tenter de le caresser lorsqu’une voix grave s’est élevée dans mon dos : « Si j’étais vous, je m’abstiendrais ». Plus-qu’une–oreille a disparu aussitôt. Surprise de ne pas être en colère pour avoir raté une photo, je me suis retournée. L’homme qui me faisait face portait un chapeau incliné de telle sorte que je ne pouvais distinguer une grande partie de son visage. D’ailleurs, maintenant encore, je suis incapable de dire  si c’est un Japonais ou un Européen. Le plus surprenant –et le plus séduisant – chez lui, c’était sa voix, une voix grave au timbre profond et nocturne, qui lui conférait un charme troublant. Il parlait français avec un léger accent, indéfinissable, mais il parlait très bien français. C’est la première question idiote d’une longue série que je lui ai posée.

–       Comment savez-vous que je suis française ?

–       N’était-ce pas un vers de Baudelaire que vous récitiez à Plus-qu’une-oreille ?

–       Oui, je suis bête… mais comment avez-vous pu deviner le surnom donné à ce chat en mon for intérieur ?

–       Vous croyez-vous la plus originale des Nommeuses pour appeler Plus-qu’une-oreille un chat qui n’a plus qu’une oreille ?

Cette-fois, je me suis mise à rougir comme une pivoine et comme je sentais la colère et la honte  former une mixture anti-aphrodisiaque, je me suis décidée à tourner les talons, de manière aussi peu naturelle que ridicule. Il m’a rattrapée par le bras et s’est incliné légèrement, en me priant de lui pardonner son impolitesse et son arrogance. De manière toujours aussi ridicule, endossant le rôle de l’offensée, j’ai accepté ses excuses et le thé qu’il m’offrait.

(Me relisant, je me trouve de plus en plus ridicule – on dirait le mauvais scénario d’une comédie romantique réussie- mais avec la distance bienveillante de l’eau qui a passé sous les ponts… Or, tout cela s’est passé avant-hier, ou hier. Or, avec le récit qui va suivre on est loin de la romance et plutôt dans l’inquiétude des fantômes).

Je n’ai pas osé le faire répéter quand il m’a dit qu’il s’appelait Israël Kangoon, mais ayant encore mes deux oreilles, moi, je suis presque certaine que c’est ce qu’il a dit. Si toutefois, le concept de certitude convienne à ce qui va suivre. Nous avons pris le thé non loin du cimetière de Yakata, en discutant de tout (lui) et de rien (moi). J’avais l’impression  qu’il savait déjà tout ce que j’aurais pu lui apprendre : mon métier de photographe, mon manque d’inspiration – passager, il a dit, après ce voyage vous retrouverez votre œil, je vous le promets- et des choses plus intimes aussi, du genre qu’on ne peut confier qu’à un inconnu qu’on sait ne jamais revoir. De lui, en revanche, je n’ai rien appris de personnel, mais sur Tokyo et le Japon, c’était une mine inépuisable dans laquelle je puisais abondamment. Quand je lui ai dit ma déception de n’avoir pas pu assister à une représentation de kabuki – le Kabuki-za étant en travaux pour rénovation – il m’a donné rendez-vous le lendemain (donc cette rencontre se situe bien avant-hier) à la station de Higashi-Ginza, qu’il a soulignée sur le plan de mon  carnet.

(je m’interromps quelques instants, feuilletant de nouveau les pages du carnet pour voir si je n’ai pas rêvé : page 12, il y a bien un cercle de sa main autour de Kabukiza  souligné d’un double-trait et la station Higashi-ginza soulignée. Je continue à tourner les pages,  pour retrouver la silhouette d’Israël Kangoon qu’il me semble avoir croquée à l’aquarelle, de dos sous un torii : le dessin est maladroit mais il me semble bien le voir sourire –même vu de dos- avec ce salut qu’il m’adresse malicieusement de la main droite…)

Allez, il me faut achever ce récit avant que je n’oublie tout. Après seulement, je pourrai dormir. J’ai bu deux cognac avant de monter dans l’avion pour conjurer ma peur mais le sommeil me rend grise. Comme convenu, le lendemain/hier, je me trouvais à l’heure dite au point de rendez-vous, à cinq minutes de marche du carrefour de Gizza 4-chome. Il est arrivé aussitôt (comme toujours dans mon dos) et en quelques minutes nous sommes arrivés au Kabuki-za. Je n’ai pas été surprise qu’il ait les clés en sa possession. Nous n’étions pas seuls dans la salle mais les murmures et les voix se turent dès que  retentirent les premiers accords des shamisen. Un spectacle féérique  se déroulait sous nos yeux. Suivant la technique Onnagata, l’homme sur scène interprétait le coeur d’une très jeune fille dans la neige. Sous le fard blanc du visage, il me semblait reconnaître un visage familier. Me tournant vers Israël, je n’ai pas été étonnée de ne pas le voir à mes côtés. Il jouait avec une parfaite grâce l’esprit de la fille héron qui se transforme en jeune mariée à la première scène. À chaque changement de costume sur scène, presque instantané grâce à  à la diligence des assistants vêtus de noir, les spectateurs applaudissaient de plaisir. Je n’étais pas en reste.  La danse continua une heure au moins. Après se succédèrent plusieurs spectacles que je comprenais parfaitement – tant les paroles (je ne parle pourtant pas japonais) que les gestes- dont une histoire de vengeance entre deux frères, Juro et Goro, qui me rappela certains traits des tragédies de Shakespeare. (D’ailleurs, il y a des similitudes entre ces deux formes de théâtre : comme à l’époque jacobéenne, le shogunat avait interdit  de jouer aux femmes, de même qu’il avait  regroupé les plaisirs  du théâtre et de la prostitution dans un même quartier, le Yoshiwara. Tout ce qui concerne le Japon, c’est Israël qui me l’avait appris. )

Je m’assoupissais en repensant aux combats de coqs et aux prostituées jouxtant le théâtre de Shakespeare, quand apparurent sur scène des acteurs  Onnagata aux poses suggestives et portant l’effigie de coqs agressifs. Ils s’approchèrent de mon siège, m’invitant à les suivre. Je les suivis comme dans un rêve, sans honte ni timidité. Je savais avec certitude que j’étais la danseuse de l’Izumo Taisha, Ôkuni, créatrice du Kabuki. Toute la nuit j’ai dansé et joué sur scène. Israël m’a raccompagné à mon hôtel et c’est au moment de nous quitter qu’il a glissé dans ma main quelque chose de rond enveloppé dans un papier de riz rose. Il m’a recommandé de n’ouvrir le cadeau qu’une fois dans l’avion.

Je ne l’ai pas écouté. Ce matin, j’ai tâtonné avant de trouver l’interrupteur, comme si j’avais fait la fête toute la nuit. D’ailleurs, qu’ai-je fait la nuit dernière pour être dans un état aussi nauséeux ?  Quand j’ai vu l’heure, je me suis préparée au départ en toute hâte. C’est alors que je suis tombée sur le cadeau d’Israël.  J’ai ouvert le papier pour y glisser un œil, et poussant un hurlement, j’ai fait  rouler l’œil sous le lit. Je note ça sur ce carnet, déjà incrédule. Je n’y crois plus. Vague souvenir d’avoir surmonter mon effroi pour chercher sous le lit, mais en vain. Rien. Le taxi m’attendait. Voilà. Je m’arrête ici. Mais quelque chose me dit que je reviendrai ici.

Christine Zottele, mars 2012.

3 réflexions sur “Vases Communicants de mars 2012, par Christine Zottele

  1. Ah j’adore ce texte, voyage imaginaire mais qui parait tellement réel et toute cette poésie ressemble bien à l’image que je me fais de Tokyo. Il me donne encore davantage envie d’y aller…Et les aquarelles si belles, de qui sont-elles ? De toi ?

    1. Merci Sarasvati, mais il n’y a qu’une aquarelle et encore (le torii à l’encre et le ciel à l’aquarelle) et l’autre (le poisson) est un collage (article de Libé) prolongé à la gouache…

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