Vivre ! – Partie VIII – Texte par Isabelle Pariente-Butterlin


Vivre-08-01

– Moi comme les autres, c’est bien ça ? Moi comme les autres passants, passant, moi comme les autres, une passante comme les autres, en somme, comme tous les autres, au milieu de tous les autres, moi, au milieu des autres, qui sont des moi, qui passent, qui sont au milieu, eux aussi, c’est bien ça, j’ai bien compris, la réversibilité des points de vue, et moi pas plus que les autres, ni plus ni moins voilà tout, moi comme les autres, les autres comme moi, alors à quoi ça sert encore de nous distinguer, moi, les autres, moi des autres, ça ne sert à rien, vraiment, on pourrait s’en passer, on pourrait, on devrait arrêter de nous distinguer, puisque ça ne change rien ?

– On porte bien notre nom : on passe. On passe, nous passons, vous êtes passés, c’est notre tour, on passe, on ne reste pas, je ne fais que passer, après vous, je vous en prie.

– Qu’est-ce qu’on a de particulier ? Qu’est-ce que j’ai de particulier ? Si je m’arrête, là, si je refuse de faire un pas de plus, il y aura peut-être un petit moment, un minuscule moment de trouble, trois fois rien, presque rien, je peux m’arrêter, ça ne fait rien, ça ne changera rien, rien du tout, et les autres, pareil, ils ont de particulier ce qui les distingue les uns des autres, moi des autres, les autres des uns, moi des uns, les uns de moi, et toi, toi aussi, mais pourtant les choses ne s’arrêtent pas là, on ne peut pas en rester là, non ça ne fonctionne pas, on passe mais parfois, comme les fluides, les écoulements, quelque chose, parfois, ça ne fonctionne pas, pas tout à fait, du moins pas comme ça devrait.

– Tu viens de lâcher ma main et à ce moment-là, précisément, quelque chose s’est figé en moi, et le monde autour alentour, il n’y a eu aucun bruit, ce n’était pas spectaculaire, mais quelque chose vient de se figer, de m’immobiliser, le monde a certes, évidemment, j’en conviens, le monde a continué, parce qu’il n’arrêtera jamais, le monde a continué de tourner, on aurait dit, presque rond, on aurait presque dit que le monde tournait rond, le monde tournait, presque rond, on ne peut pas dire, pas tout à fait, mais toi tu venais de lâcher ma main, quelque chose s’est brusquement figé dans mon cœur, et alors quelque chose s’est perdu, ce doit être le rythme, j’ai perdu le rythme, j’ai perdu le tempo, tu viens de lâcher ma main, et je l’ai perdu, je t’ai perdu dans la foule, et alors c’est fini, je ne suis plus le mouvement, je ne suis plus dans le mouvement, quelque chose s’est brisé, figé, désynchronisé, autrefois, il y a encore une seconde, mais cette seconde passée vient de se perdre dans un autrefois immédiat, je tenais ta main, nous avancions, je viens de comprendre qu’il me faut ta main pour avancer dans le monde.

– Je remonte la foule, à contretemps, je remonte le monde, j’inverse le tempo, tout s’est figé, il n’en est pas question, tout s’est figé, je veux retrouver, je dois retrouver, te retrouver, toi, dans la foule, la foule n’est plus, il n’y a que toi, toi et moi, je suis sans toi, la foule n’est plus, il n’y a plus le rythme du monde, il n’y a que le rythme de mon cœur qui s’emballe, où es-tu ?, il n’y a que toi, reviens vite, je te cherche, reviens, je ne respire, je te cherche, je te cherche, je ne fais que ça, je ne fais plus que ça, la foule n’est plus, n’est plus rien, rien d’autre que le décors, je  te cherche, toi, toi seule, toi dans le monde et ta main dans la mienne, sinon la foule n’est pas la foule, le monde n’est pas le monde, reviens.

Vivre-08-02

Texte : Isabelle Pariente-Butterlin

Photos : Louise Imagine

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Isabelle Pariente-Butterlin n’a fait l’immense bonheur de généreusement déposer ses textes, ici, accompagnés de mes images. Notre conversation reprenant alors,  pour ma plus grande joie. Une respiration, mouvante.

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