Vases Communicants de décembre 2011, par Piero Cohen-Hadria


« Le premier vendredi du mois, chacun écrit sur le blog d’un autre, à charge à chacun de préparer les mariages, les échanges, les invitations. Circulation horizontale pour produire des liens autrement… Ne pas écrire pour, mais écrire chez l’autre. » Vases Communicants

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Je me souviens, le train à grande vitesse qu’on attendait, l’ouverture au public, les premiers étaient oranges, on était trimballé à la vitesse du vent, on ne voyait pas les portes ni les fenêtres, pas de danger de sentir le souffle de l’air dans les espaces entre les voitures, pourquoi ce serait une gare, on allait à Lyon, on descendait dans la fournaise, je ne sais pas je n’étais pas alors des bons coups, cette fois-là pourquoi pas, je devais remplacer quelqu’un, on ne me signifiait jamais que mon travail avait quelque qualité (management par le stress tu connais ?), on finirait par me foutre à la porte, mes cheveux trop longs, la ramener toujours sur les délais de transfert, les haut-le-pied, les blagues sur la lourdeur des sacs de questionnaires, ça ne plaît pas, ça ne passe pas, trans europ express, TEE, comme le film de Robbe-Grillet, Düsseldorf-Paris uniquement première classe (s’arrête à Compiègne, ne prend pas de voyageur hormis l’enquêteur pour qui Compiègne, c’est Desnos et son propre grand père, la caserne de Royalieu, un capitaine abject, la mort de Danielle et de ses deux petits Laurent et Delphine, Compiègne pour l’enquêteur c’est une ville au bord de l’Oise, un château, une forêt et l’histoire), wagon-restaurant, tous en rang d’oignons qui mangent, tous, personne dans les trois voitures, qu’est-ce qu’on fait ? On dérange le pékin qui s’empiffre alors que le ventre creux, les yeux dans les poches et la fatigue de trois jours d’enquête ? Non, on attend, on ne parle pas la langue, on a vingt ans « pour tout bagage ». On se fera virer, on attendra donc, et on saura pourquoi, mais c’était l’automne, c’était un train en acier, chrome peut-être les fauteuils avaient-ils cette couleur rouge foncé qu’on peut retrouver aujourd’hui, le repas de sept heures avant d’arriver à Paris, gare du Nord, huit heures du soir, quatre questionnaires dans l’enveloppe, le sac un âne mort, le métro jusque la gare de Lyon, rendre son enveloppe comme son tablier, évidemment qu’on ne reviendra pas dans cet immeuble carré hideux verre et fer et tant mieux si on ne revoit plus ces visages tendus, ces cheveux de femme coupés trop court, ce rictus idiot et ce regard sec froid et coupant, comment s’appelait-elle cette malheureuse ? on ne sait plus mais on savait ce que ça voulait dire, et alors, quarante ans plus tard, cette photo, cette jeune fille de dos, ce couple, cet autre, ces gens qui n’étaient pas nés et qui, bientôt dans un train sûrement, je me souviens… Qu’est-ce qui peut bien faire dire que c’est la Corée du Sud ? La longueur de la jupe ? Le t-shirt du garçon ? Les cheveux ? Les élancements des structures d’acier, des rivets, des courbes et le travail que tout ça représente ? Dehors, il fait si doux.

Texte : Piero Cohen-Hadria

Photo : Louise Imagine

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Un grand merci à Piero Cohen-Hadria, pour son accueil sur Pendant le Week-End de ma participation à ces nouveaux vases communicants.

Merci également à Brigitte Célérier, qui nous permet, grâce à sa patience et sa générosité,  de ne rien manquer des autres échanges de ce mois-ci.

7 réflexions sur “Vases Communicants de décembre 2011, par Piero Cohen-Hadria

  1. Les TGV orange flashante, la couleur a été maintenant monopolisée par la marque de téléphonie (pauvre Bayrou), ils donnaient mal au coeur, il aurait fallu prendre de la Nautamine avant de monter à bord comme pour certains voyages dans la DS 19 de mon oncle.

    Tes souvenirs ont donc dépassé les frontières et l’architecture métallique qui partout vient mettre ses poutrelles dans nos yeux : parfois on se demande si c’est flou ou si c’est le Net.

  2. il en reste un (enfin la moitié d’un, oui, il est coupé en deux comme on découperait un cadavre avant de le déposer à la consigne) sur un rond – point à l’entrée de Strasbourg. Mais pas de consigne des souvenirs, là, il paraît tellement incongru, lamentable, pas vraiment de quoi rêver, mieux vaut les poutrelles métalliques de ponts, d’une rive à l’autre, voies de traverse

  3. Le texte suit la photographie dans sa gestion du flou
    tout conduit l’oeil comme l’esprit
    à poser son point d’acuité maximale en un lieu.
    Le reste, passe devant le regard et l’entendement
    à la vitesse du sourire d’un politique en immersion/visite de la rue
    et s’efface tout aussi vite que la perception de la rue par ce même personnage.
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    Le TGV, même si, comme tout le monde, je le paie, en bombant le torse avec fierté
    je ne l’ai jamais pris
    et réciproquement
    j’aime pas les Trajets Gâchés par la Vitesse.

  4. Vous avez raison, et mille fois, les voyages dans cette espèce de fusée inutilement rapide nous font perdre le sens des réalités et annihile notre part de rêve…

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