Est-il nécessaire de leur donner un nom, de les identifier, selon leur genre, leur espèce, de descendre dans les classifications les plus fines des êtres, de savoir circuler dans tous les embranchements que le savant XVIIIème siècle a mis en œuvre afin de classifier le vivant, pour être saisi de leur présence ? Savoir qu’ils ont leur place dans des représentations entièrement raisonnées du monde. Emprise splendide de la rationalité sur le monde touffu de la vie, et de ses surgissements, j’en conviens. Mais ce n’est pas tout à fait de cela qu’il s’agit ici, quand ils avancent dans l’immobilité de l’image.
Même dans l’esprit incapable de seulement les nommer (ce texte n’est pas une légende, et le lien qui s’est tissé avec l’image est purement onirique), ils se glissent néanmoins, sans que le moindre mouvement leur soit nécessaire. Aussi calmement et silencieusement qu’une idée. Il suffit de laisser le mouvement se faire, de ne pas tenter de se retenir à une fixité supposée. Leur forme s’évoque, plus qu’elle ne se rend visible. Un trait plus clair la dessine, sur le fond inconçu de l’élément liquide. Inconçu et sans limites. La courbure de l’un, sans doute un spécimen adulte qu’on imagine aisément être la mère, ou son inclinaison, le laissent pour partie dans l’obscurité, masse sombre et opaque, tandis que son petit est presque réduit à la caresse de lumière qui prend son échine. Les contours peu à peu s’en dégagent, sans qu’il soit nécessaire de faire le moindre effort. L’image aussi immobile soit-elle laisse voir ce processus suspendu. Dans l’immobilité des courants sous-marins, de leur propre chef, il est possible qu’ils approchent. Puis de nouveau ils s’éloigneront. C’est assurément entre ses deux moments que la photographie a été prise. Ils ne sont plus loin de la possibilité de les toucher de la main, du bout des doigts, comme s’approche de la surface de l’esprit une idée prête à être formulée dans les concepts les plus précis du langage, même si, pour le moment elle est encore dans l’en deçà d’une très fine gangue de silence.
L’espace dans lequel ils invitent à leur suite (assurément, ils repartiront, ils sont là, entre les deux moments connexes leur approche et de leur éloignement, et l’un est déjà contenu dans l’autre, ils sont au point le plus proche de la courbe que leur impassibilité leur a fait dessiner, sans qu’ils aient paru y prêter la moindre attention) est aussi immense et silencieux que la concentration de celui qui réfléchit, immensité parfois troublée simplement par quelque bruit du monde, qui un instant fait se détourner l’esprit, peut-être même détourner un bref instant le regard de la page qui l’absorbait tout entier, et ce bruit inopiné tout à la fois interrompt et rassure sur l’existence, dans quoi tout se déploie. Présence massive et calme de l’animal indifférent, à quoi il est si facile de rapporter la présence silencieuse des idées qui n’ont pas affleuré, encore, à la surface.
Tchouang-Tseu comparait l’activité du sage à celle d’un animal. Leurs mouvements sont aussi fluides que la pensée. Il suffit de les laisser s’accomplir, sans chercher le moins du monde à contraindre leur détermination.
Texte : Isabelle Pariente-Butterlin
Photo et son : Louise Imagine
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La croisée des marelles s’est nourrie d’échanges et de dialogues. Peu à peu l’idée en est née, partage, réponses, Isabelle Pariente-Butterlin à l’écriture, et moi-même derrière l’appareil photo. Échanges à géométries variables, puisque, au gré de l’inspiration, textes ou photos se nourriront l’un l’autre… Quelque chose comme une proximité dans le regard porté sur le monde, une même ligne mélodique dans ce que nous en saisissons rendaient possible cette croisée des marelles. Nous avons eu envie qu’elle ait un espace pour se déployer au fil des rêves.
Qui m’appelle ? 🙂
C’est moi ! 🙂