Nos regards n’auraient jamais dû se croiser. Il a fallu tant de hasards dans les entrelacs des pas que nous avons dessinés, l’un et l’autre, sur la surface de ce monde, pour que, au moment où je passai, il passe aussi. Sa présence m’a surprise. Je repartais dans l’idée que les choses étaient terminées. Il a ouvert la porte et dans l’encadrure métallique et étroite, il est apparu. Ou plutôt, la porte s’est ouverte sur lui et nos regards se sont croisés. Mais il aurait pu en être autrement. Et plus jamais il n’en sera ainsi. Je me sentais autant qu’il est possible en terre absolument inconnue. Quand on pense à tous les regards qu’on croise et qu’on ne recroisera pas, à toutes les paroles qu’on ne dira pas et que pourtant on aurait pu, à tous les possibles qui ne se sont pas dessinés sur la surface de ce monde, il se couvre d’un fin réseau de plus en plus serré, de plus en plus impénétrable, au point qu’on ne comprend plus très bien pour quelle raison certains êtres sortent de ce mutisme et de cette solitude et parviennent à poser sur nous leur main et à nous retenir par le bras…
Enfin, il est apparu dans l’encadrement de la porte, dans le bruit des moteurs et de la machinerie, et dans tout le vacarme qui fracassait mon crâne, je n’avais rien entendu, rien prévu, rien vu venir, et la seule chose que j’ai sentie est la fatigue intense qu’il transportait dans son regard. Tout le poids de cette fatigue intense. Nos regards se sont à peine croisés, mais j’ai senti cela, comme une impression photographique de lui sur moi. C’est un peu comme cela que nous nous croisons dans le monde, non ? Nous ne nous parlons guère, mais nous laissons, les uns sur les autres, quelque chose comme des impressions photographiques, mais elles s’effacent sans que nous sachions pourquoi ni comment, nous ne maîtrisons ni leur apparition ni leur effacement. Pour des raisons particulières, je n’aime pas soutenir les regards ; ce serait appeler ces impressions et je ne les recherche ni ne les fuis. Je préfère qu’ils glissent sur moi. Je n’aime pas les accrocher, je m’habille en noir, je retiens peu l’attention, c’est très bien ainsi, ça ne regarde personne d’autre que moi. Et de toutes façons, il ne s’agit pas de moi, je n’aurais pas dû être là, je ne dis cela que parce que, lui aussi, lui parmi tous les autres, je l’ai croisé, là, à ce moment précis de la course du temps.
J’ai eu simplement l’impression de devenir le révélateur de sa fatigue, de sa lassitude sans espoir de retour, soudain, peut-être simplement parce que je n’aurais pas dû être là, qu’il ne s’attendait pas à me voir, alors tout cela est apparu, s’est révélé, manifestement, par la coïncidence des regards. Il ne s’agissait donc pas de retenir le sien. Il s’agissait seulement de laisser glisser sur moi sa lassitude, de laisser l’instant à sa minuscule extension, nos regards se sont croisés, c’était déjà presque trop, nous nous sommes effacés l’un l’autre dans l’embrasure étroite de la porte et plus jamais nos chemins à la surface du monde ne se recroiseront.
Texte : Isabelle Pariente-Butterlin
Photo et son : Louise Imagine
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La croisée des marelles s’est nourrie d’échanges et de dialogues. Peu à peu l’idée en est née, partage, réponses, Isabelle Pariente-Butterlin à l’écriture, et moi-même derrière l’appareil photo. Échanges à géométries variables, puisque, au gré de l’inspiration, textes ou photos se nourriront l’un l’autre… Quelque chose comme une proximité dans le regard porté sur le monde, une même ligne mélodique dans ce que nous en saisissons rendaient possible cette croisée des marelles. Nous avons eu envie qu’elle ait un espace pour se déployer au fil des rêves.
Très beau travail, texte son image ! Félicitations à vous deux. Le temps de la création est un temps long. On le mesure à la qualité du résultat !
Merci Philippe, pour votre lecture et votre commentaire 🙂
Tout le poids d’un regard en un simple cliché et quelques mots ! Merci à vous deux de me permettre une petite évasion entre deux tâches. Des bises et je vais rt dès que j’aurai plus que 1 minute pour le net. xXx À bientôt !
Un grand merci Denise ! Nous t’embrassons bien fort !
un peu de beauté dans ce monde de brutes vous revitalise un morne week-end. merci
Un commentaire comme cela embellit notre week-end, c’est certain ! Merci Frédérique ! Je crois pouvoir m’avancer en disant que cela nous touche beaucoup toutes les deux :-)))
Vous vous êtes trouvées et vous partagez votre rencontre pour notre bonheur, merci à vous deux…
Oui, merci pour cet instant de joie qui se diffuse et s’infuse.
Rencontres.