Sans titre, partie VIII


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Chaque pas l’éloignait un peu plus de la scène, ainsi hâtait-il l’allure, mais la crispation de ses muscles s’accentuait, rendant chaque pas plus difficile que le précédent. Ses pieds pesaient lourds, s’enfonçant dans l’herbe molle comme la migraine dans son crâne. Il se massa les tempes des deux pouces pour en extraire la douleur. Rien n’y faisait. Et malgré son désir d’oublier au plus vite, l’image de la jeune fille le hantait. Elle, si petite devant eux. Elle et ses grands yeux perdus dans le désordre de ses cheveux. Il avançait vers la piscine avec la pénible sensation de faire du surplace, leur voix, leur mépris résonnant à ses oreilles comme s’il en était lui-même la cible. « Que faire ?», se disait-il en secouant involontairement la tête, sa pensée butant, malhabile et trébuchante, rebondissant sur cette douloureuse question, « rien à faire qu’à se taire, à quoi bon intervenir ? » Dans la quinzaine de collégiens, Kern avait reconnu Sofian, le frère cadet d’Emmanuel. Sofian, visage déformé par une cruauté sauvage, tirant sans pitié sur le bras de la jeune fille. Sofian la maintenant à terre.

Bien qu’ils se soient côtoyés à maintes occasions, passant parfois des journées à deux pas l’un de l’autre, Kern n’avait que rarement parlé au frère de son co-équipier. Dès leur première rencontre quelques années auparavant, Kern s’était senti mal à l’aise en compagnie du jeune garçon. A l’époque déjà, Sofian était un enfant rond, disgracieux et taciturne, à l’opposé de son frère, qui, conscient du mal-être de son cadet et soucieux d’en être la cause, occupait son temps libre à tenter de lui redonner confiance. Ainsi amenait-il Sofian dans la moindre de ses activités, le conseillant durant ses séances de sport et de musculation, valorisant au mieux chacune de ses actions. Malgré tous ses efforts, Sofian prit âprement conscience qu’il ne ressemblerait jamais à son frère, ni par la taille ni par les aptitudes sportives. Les années s’écoulant, il avait appris à haïr son physique grassouillet, cette bouche trop fine perdue entre deux pommettes rondes et rougissantes, ce visage poupin constellé de tâches de rousseurs qui le faisaient paraître bien plus jeune qu’il ne l’était. L’ensemble de ces cruelles déconvenues, additionné aux poussées hormonales inhérentes à son âge, transformèrent peu à peu le garçon à la trompeuse timidité en un adolescent massif et agressif, envahi par l’amertume et prêt à tout pour asseoir son autorité.

Aveugle à la métamorphose de son frère, Emmanuel rongé par la culpabilité, s’évertuait par tous les moyens à protéger son cadet, excusant ses colères et ses actes malveillants, y compris ceux qui l’impliquaient personnellement. Malgré la colère qui bouillonnait en lui dès que Sofian mettait son frère en posture difficile, Kern n’avait jamais osé en parler avec son ami, inquiet à l’idée de le froisser. Rien ne comptait plus à ses yeux que leur amitié et, sachant que le sujet était sensible, l’idée même de prendre le risque de le vexer étouffait provisoirement l’aversion que Sofian lui inspirait. Mais il y avait une autre raison qui conditionnait son silence, une raison bien plus profonde et douloureuse, une raison que lui-même ne parvenait pas à regarder en face. C’était l’admiration béate que lui inspirait l’amour d’un grand frère pour son cadet, un amour inconditionnel pardonnant les faiblesses et les imperfections. Un amour absolu qui lui avait été refusé. Un amour que pour rien au monde il n’aurait voulu ébrécher.

(…)

Texte : Louise Imagine

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